Rencontre avec Marie-Pia Ignace, pionnière du Lean en France dans le secteur des services
Vous êtes pionnière dans le déploiement du Lean en France dans le secteur des services depuis 2004 : qu’est ce qui a changé depuis presque 15 ans ?
Quand j’ai commencé en 2004, Axa faisait du Lean Six Sigma, BNP se lançait et autour c’était un désert complet. L’un des patrons d’une banque que je connaissais bien m’a même demandé alors « comment cela s’écrit-il ? ».
Aujourd’hui, de nombreux dirigeants en France, quel que soit leur domaine, ont maintenant un minimum de connaissance de ce que c’est le Lean ! Exemples : Au Crédit Agricole, dans le groupe BNPParibas, chez Cetelem, dans l’assurance.
Comment le Lean s’est-il diffusé dans ces structures ?
La diffusion du Lean a eu lieu au sein même des organisations. Si je prends l’exemple de BNParibas, elle est partie de la Banque de Détail en France puis a été adoptée en Italie dans la même branche. Cela a beaucoup plu. Toujours dans ce pays, le déploiement du Lean s’est alors fait dans une société rachetée et experte en crédit à la consommation. Quand les dirigeants français de cette entité italienne sont revenus en France, ils l’ont alors déployé à grande échelle en France puis en Belgique chez Fortis, filiale de BNPP.
Le Lean se déploie-t-il autrement ?
Le Lean se diffuse également lors de rencontres entre dirigeants. A ces occasions, une entreprise réalise que son compétiteur a un avantage : il veut comprendre et décide alors de se lancer. Cela crée alors une communauté de professionnels qui savent faire du Lean et qui ensuite peuvent irriguer des sociétés plus petites.
Autre illustration : L’expansion du Lean par le turnover. Un cadre quitte son entreprise, va dans une autre et décide de mettre en place une stratégie Lean. Cela a été le cas entre Toyota et Auchan.
Vous êtes parmi les premières personnalités à avoir fait paraitre un livre en français sur le Lean dans le monde de l’IT. Qu’est-ce qui est nouveau dans l’édition 2018 ?
La nouveauté se trouve dans la partie dédiée aux retours d’expériences qui a été enrichie de deux cas :
- Le 1erévoque l’accélération de la mise à disposition d’un « objet » par la gestion du flux tiré. Par exemple l’objet « créer un serveur » peut être réalisé en quelques heures de travail, voire quelques minutes chez Amazon. C’est le temps de travail effectif. Cependant, si on regarde « le lead time » c’est-à-dire le temps global pour réellement avoir à sa disposition ce service de base, cela exige des semaines, voire des mois. Donc, comment arriver à développer des systèmes plus industriels pour créer un serveur en 3 jours ? Réponse : par la mise en place d’une stratégieDevops qui contribue à développer et à livrer plus rapidement un objet informatique.
- Le 2èmecas détaille la mise en place d’obeyas – terme japonais qui signifie grande salle dédiée à un management visuel – pour de gros projets informatiques. L’idée est issue des présentations faites au Lean IT Summit en France en 2010 et en Angleterre en 2008 par le japonais Tanaka Takashi. On a construit des obeyas avec les standards proposés en accentuant les informations pour favoriser la collaboration entre les métiers, la MOA (maitrise d’ouvrage), la MOE (maitrise d’œuvre), les prestataires externes etc… L’objectif de ces obeyas est de piloter la performance et le délai, critère majeur par exemple pour les grands projets réglementaires.
Quel challenge un manager doit-il se donner pour que le client soit au cœur du Lean ?
Un manager doit prendre conscience qu’il a la responsabilité avec ses équipes de livrer un service à un utilisateur qui peut légitimement dire : « cela me convient » ou « cela ne me convient pas » ou « cela me rend réellement service ». Connait-on cet utilisateur ? J’interroge souvent les équipes agiles orientées vers les utilisateurs pour savoir si elles les ont déjà rencontrés. La réponse : « ils ne sont plus chez nous » n’est pas acceptable. Il est indispensable d’être au contact des utilisateurs, comme par exemple aller voir les vendeurs si vous développez un produit pour la grande distribution ou d’utiliser votre service vous-même. Chez Blablacar, chacun doit co-voiturer ou ou participer au co-voiturage et cela les aide à construire de meilleurs services.
Et comment fait-il prendre conscience des responsabilités de chacun au sein de son entité ?
Au sein même de l’organisation, le manager a l’objectif de construire un cadre dans lequel tout le monde a les idées claires. Son enjeu est de créer une dynamique d’équipe responsable avec le développement d’une attitude de recherche de la qualité. Cela se traduit notamment par un « management de la performance », un jeu d’indicateurs mis à jour par chaque équipe, quotidiennement, qui aide à réfléchir aux améliorations à conduire.
Quel serait votre vœu le plus cher en 2018 ?
Je souhaiterais que les personnes et les journalistes communiquent mieux sur le sujet. Exemple avec l’entreprise Toyota qui en janvier 2018 a annoncé un investissement de 400 millions d’euros dans l’usine de Valenciennes. Un investissement pour du matériel de production et également pour du recrutement et de la formation des hommes. Le lendemain dans les journaux, l’information du montant était mentionnée mais nulle part avec une logique d’explicitations.
J’aimerais que les médias déchiffrent le pourquoi ! Pourquoi une société japonaise devient le leader mondial dans ce domaine-là ? Quelle est son ADN ? Pourquoi ils ont décidé de le faire en France et non dans un autre pays moins cher ? Quelle est la logique qui est derrière ?. Il faut vraiment un coté pédagogique à développer.
Dans le cadre de votre société Operae partners, vous avez pris une participation dans la start-up Ubikey pour développer le management visuel digitalisé. De quoi s’agit-il ?
Pendant 10 ans, à chaque fois qu’on m’a dit « on en a assez des post-it », j’ai répondu qu’ils rendaient service car ils structuraient la pensée et la discussion. Puis je me suis dit qu’il y avait peut-être une autre solution.
Lors de la conférence technologique Vivatech 2017, nous avons rencontré la société Ubikey. Nous avions déjà réalisé des benchmarks d’autres produits similaires. Nous avons pu découvrir un outillage plus moderne. Ubikey avait besoin de lever des fonds et on s’est dit qu’on allait le faire ensemble. Nous pouvions également leur apporter notre savoir-faire en matière de management visuel. Nous obtenions ainsi une offre qui nous conviendrait bien. Elle pourrait être ensuite proposée à nos propres clients.
Quels sont les retours que vous avez constatés ?
Les premiers retours sont positifs. Même si le produit n’est pas complétement fini, il y a des fonctionnalités performantes. Nous faisons beaucoup de tests basés sur nos besoins réels d’utilisation.
Enfin, ce management visuel digitalisé est très intéressant lorsque les collaborateurs ne sont pas ensembles soient parce qu’ils sont vraiment loin les uns des autres, soient parce que les bureaux sont en flexoffice. Pourtant tous doivent partager le même flux des informations. L’outil y répond !